Généalogie des Vanités : l’iconographie macabre

 

 

Jusqu’au xive siècle, dans l’expression de la mort et de la vanité — autrement dit l’attitude face au néant — un seul discours prévaut, celui du sentiment de la mort conforme à la doctrine chrétienne ; la mort n’invalide pas la vie, elle clôt un cycle qui ouvre sur le temps de la vie éternelle, si bien que la conscience du néant n’a pas de sens. D’où un rejet des formes macabres : l’expression de la mort terrestre n’a pas lieu d’être.

Les images de la mort sont donc abstraites, jamais agressives, trop peu nombreuses pour qu’on puisse même parler d’une veine macabre. Jusqu’au milieu du xiiie siècle, les seules figures macabres sont celles qui ornent les tombeaux. Or, elles sont bien loin des futurs transis : la mort ne s’y affiche pas, non plus que les morts. La réalité du cadavre est évacuée : quand des gisants ornent les tombeaux, ils figurent une vision idéale du défunt, sculpté debout, jeune, beau, accompagné de tous les attributs de sa gloire. Le gisant polychrome d’Aliénor d’Aquitaine, exposé à l’Abbaye royale de Fontevrault, en donne un bon exemple :

 

      

 

Anonyme, Gisants d’Aliénor d’Aquitaine et d’Henri II Plantagenêt, Fontevrault, Abbaye royale, xiiisiècle.

 

La reine, morte en 1204 à l’âge de 82 ans, est représentée à une trentaine d’années, lisant un livre de prière, coiffée de la couronne royale. Le gisant d’Henri II Plantagenêt, placé à ses côtés, porte lui aussi la couronne : c’est le propre des premiers gisants de figurer le défunt dans une attitude de majesté. Souvent, ils ne sont pas sculptés allongés, mais debout, comme le signale le pli des vêtements, ce qu’illustre très bien le gisant plus tardif de Clément VI, exposé dans le chœur de l’abbaye de La Chaise-Dieu. A l’origine, ce gisant de marbre blanc sculpté par Pierre Roye du vivant du pape, était entouré de quarante quatre pleureurs qui renforçaient encore l’expression de la dignité du défunt.

 

 

Pierre Roye, Gisant de Clément VI, La Chaise-Dieu, Abbaye, avant 1352.

 

Ces figurations idéalisées correspondent à une conception de la mort dont l’eschatologie conduit à la damnation ou au Salut éternels. En elle-même, la mort n’a aucun sens en tant qu’elle est définie par la doctrine des fins dernières. Mais des changements dans l’iconographie signalent des modifications dans cette conception : d’idéalisées, les représentations deviennent mimétiques, et moins de dix ans après la mort de Clément VI, dont on a vu que le gisant était tout à fait traditionnel, apparaît le premier transi connu, celui de Francis de la Serra, à Vaud.

 

 

Anonyme, Transi de Francis de la Serra, Vaud, Chapelle de La Sarraz, 1362.

 

 

Cette fois, c’est bien le défunt qui est représenté, décharné et rongé par les vers qui lui sortent des yeux. Les transis ne remplaceront jamais complètement les gisants, mais ils se généralisent au xve siècle et deviennent de plus en plus réalistes, c’est-à-dire de plus en plus ressemblants à de vrais cadavres, comme le montre le transi du cardinal Lagrange :

 

Anonyme, Transi du Cardinal Lagrange, Avignon, Musée Calvet, 1402.

 

Souvent, les transis entrent dans la construction complexe d’un tombeau à double étage, figurant sur le registre supérieur le défunt en majesté, généralement en orant, et sur le registre inférieur en transi. Ainsi est représentée sa double inscription terrestre et spirituelle[1]. Le double tombeau de Catherine de Médicis et d’Henri II, à la Basilique de Saint-Denis, ne fonctionne pas autrement. Toutefois, quoique surplombés d’une représentation en majesté, les transis commandés par Catherine de Médicis à Della Robia n’en ont pas moins choqué sa sensibilité et la reine fit remplacer son propre transi par un autre, beaucoup moins féroce, sculpté par Germain Pilon — qui réalisa du reste la partie supérieure du tombeau du couple royal :

 

 

 

Girolamo Della Robia, Premier transi de Catherine de Médicis, Paris, Musée du Louvre, c. 1565.

 Germain Pilon, Deuxième transi de Catherine de Médicis et transi d’Henri II, Saint-Denis, Basilique, 1567-1573.

 

Quoique réservée à une petite élite, la pratique des transis perdure jusque dans les dernières années du xvie siècle, et montre une évolution dans les attitudes face à la mort, qui confèrent toujours plus d’importance à la mort considérée dans sa perspective terrestre : celle des corps, celle des biens, celle des attachements, autrement dit : de ces biens que l’on perd, et qui font la vanité de l’existence.

 

La même évolution est lisible dans les autres représentations macabres. Les Dicts des trois Vifs et des trois Morts apparaissent au xiiie siècle, figurant d’abord la rencontre étonnée entre les vivants et les morts, rencontre prise en charge dans un environnement chrétien, comme dans cette enluminure de la fin du xiiie siècle :

 

 

 

Anonyme, Dict des trois Vifs et des trois Morts, Psautier de Maria de Brabant, Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. fr. 3142, fin du xiiie siècle.

 

Le cadavre est traité de façon très convenue sous les traits de squelettes, et la décomposition est tout au plus une idée métaphorisée, comme ici, par la décomposition des vêtements. On notera que la rencontre n’est pas encore une confrontation, mais un simple constat étonné. Il n’y a pas non plus d’identification de chacun des vivants et de chacun des morts ; il y a trois morts car il y a trois vivants, mais les morts ne sont aucunement personnalisés : les morts ne sont pas les miroirs des vivants. De plus, une symbolique chrétienne est maintenue dans cette image qui illustre un psautier, ouvrage votif, par la présence du faucon encapuchonné qui représente, dans la symbolique médiévale, l’espérance en la lumière de celui qui vit dans les ténèbres.

            Un siècle plus tard, la rencontre des vivants et des morts se fait sur le mode de l’effroi : ainsi, les trois nobles représentés dans cette enluminure fuient devant leurs doubles décomposés, dont ils ne sont plus séparés que par des tombes :

 

 

Anonyme, « Dict des trois Vifs et des trois Morts », Petites Heures du Duc de Berry, Paris, Bibliothèque Nationale de France, ms. lat. 18014, 1390.

 

L’évolution du genre va dans ce sens : celui d’un affrontement des morts et des vivants qui fait apparaître l’impuissance de ces derniers. Dans cette fresque de la fin du xve siècle, la facture assez grossière montre de manière très schématique le sourire sardonique des morts, heureux du méchant tour qu’ils jouent à des vivants qui essayent en vain de rebrousser chemin :

 

 

Anonyme, Dict des trois vifs et des trois morts, La Ferté-Vidame, chapelle de Réveillon dédiée à saint André, fin du xve siècle.

 

C’est cet affrontement perdu d’avance pour les vivants qui marque de manière significative l’évolution des consciences, et qui constitue d’ailleurs le fondement d’un genre nouveau : la danse macabre. La première danse connue date de 1425 et ornait les murs du Cimetière des Saints-Innocents aujourd’hui détruit. Connue par des gravures éditées par Guyot Marchant (1485), cette danse met en scène des morts qui entraînent les vivants dans l’ordre de leur dignité sociale : le pape, l’empereur, le cardinal, le roi, le légat, le duc, le patriarche, le connétable, l’archevêque, le chevalier, l’évêque, l’écuyer, l’abbé, le bailli, l’astrologue, le bourgeois, le chanoine, le marchand, le maître d’école, l’homme d’arme, le chartreux, le sergent, le moine, l’usurier, le médecin, l’amoureux, l’avocat, le ménestrel, le curé, le laboureur, le promoteur, le geôlier, le pèlerin, le berger, le cordelier, le petit enfant, le clerc, l’ermite, l’aventurier, le sot. Dans les représentations qui suivent, on voit les huit premiers de ces quarante personnages entraînés par la mort :

 

 

Gravures de La Danse Macabre du cimetière des Saints-Innocents, 1485.

Dans : Valentin Dufour, La Danse macabre peinte en 1425 au cimetière des Innocents, Paris, Guyot Marchant.

Dans la version gravée, chaque vignette est accompagnée d’un dialogue entre la mort et celui qu’elle vient chercher, soulignant encore plus le refus de partir des vivants et la détermination sans faille de la mort. Voici par exemple le texte du premier dialogue entre le pape et la mort :

 

La Mort


Vous qui vivez : il est certain,
Quoique cela tarde, que vous danserez.
Mais quand, Dieu seul le sait!
Réfléchissez à ce que vous ferez alors.
Sire pape, vous irez le premier,
En votre titre de plus digne seigneur ;
Vous serez honoré à cet égard.
Honneur est dû aux grands souverains.

Le pape


Hélas! Faut-il que je mène la danse,
Que j’aille le premier, moi qui suis l’incarnation même de Dieu ?
J’ai eu la plus haute dignité
En l’Église, comme saint Pierre;
Mais la Mort vient me quérir comme tous les autres.
Je ne me soucie pas encore de mourir,
Mais la Mort fait la guerre à tous.
Il vaut peu, l’honneur qui passe si vite !

 

La mort inverse les hiérarchies et n’épargne personne : ce sera le leitmotiv des danses macabres. Au fil du temps, les catégories sociales représentées pourront changer et diront d’ailleurs quelque chose de la hiérarchie en vigueur dans la société. Mais c’est toujours la mort qui sort vainqueur de cette ronde macabre. La figuration de cette mort, d’abord réduite à un squelette très schématique, évolue elle aussi d’une danse macabre à l’autre, et tend à une représentation beaucoup plus réaliste du squelette, parfois jusqu’au cadavre. Il en va ainsi du cycle de bois couramment nommé La Grande Danse macabre, gravé par Hans Holbein le jeune en 1524/1525 et inséré en 1538 dans Les simulacres et historiees faces de la mort pour illustrer des citations de la Bible et leur commentaire :

 

 

 

 

Le Pape et la Mort

L’Enfant et la Mort

Le Médecin et la Mort

 

Holbein, La grande Danse Macabre, 1524-1525

 

La première édition de ce texte, de 1538, était ornée de 41 gravures. En 1545, une réédition en ajoute 12, dont 8 sur le thème de la danse macabre[2]. Trois exemples de ces gravures sont présentés ici. La confrontation d’un vivant et d’un mort est narrativisée : la mort fait irruption dans une vie en action et prend le pape au moment où il s’apprête à couronner l’empereur, indiquant par là que le pouvoir temporel, tout illustre qu’il soit, n’est d’aucun poids face à la Mort, qui humilie le pape dans ses fonctions. C’est encore elle qui déchire une famille en arrachant un enfant à ses parents, ou qui vient payer le médecin d’une monnaie bien particulière.

           

            On trouve la même évolution vers une mort de plus en plus agressive et de plus en plus réaliste dans les Triomphes de la mort : le premier triomphe connu, celui du Campo Santo de Pise, attribué à Buffalmaco (non représenté), met en scène la Mort à cheval qui fauche les vivants. Elle est menaçante, mais elle s’intègre encore dans un cycle chrétien : face au triomphe, on trouve un Jugement Dernier qui rétablit la mort dans une perspective eschatologique. Un siècle plus tard, la mort est encore plus agressive, et décoche ses flèches mortelles contre des vivants qui agonisent: dans le triomphe de Palerme représenté ci-dessous, la vue de détail montre bien le réalisme des visages souffrants.

 

 

Gaspare Pesaro, Triomphe de la mort, Palerme, 1445-46.

Palais Sclafani, aujourd’hui déposé au Palais Abatellis (Galerie Régionale de Sicile), (vues d’ensemble et détail).

Le travail de la mort n’est plus abstrait, et au siècle suivant le Triomphe de la mort de Bruegel parachève cette évolution : si la figure centrale de la mort demeure (représentée dans ma vue de détail, à cheval en haut à gauche), elle est accompagnée d’une armée de cadavres venus envahir l’espace des vivants :

Bruegel l’Ancien, Triomphe de la mort (vues d’ensemble et de détail), Madrid, Musée du Prado, c. 1562 (117 x 162)

 

    

 

            Le développement des planches anatomiques n’est sans doute pas pour rien dans la précision de la représentation des cadavres : ces trois planches du grand livre d’anatomie de Vésale sont intéressantes parce qu’elles montrent combien était grand le degré de réalisme dans la figuration du corps humain, tout en figurant ces écorchés dans des pauses très humaines qui rappellent la déchéance et la souffrance des corps :

 

Jan van Kalkar, Planches Anatomiques, 1543.

Dans Vésale, De Humani corporis fabrica, Bâle, J. Oporinus, 1543.

La mort est bien entrée dans la vie et cesse d’être représentée en contexte chrétien : elle ne s’exprime ici que d’un point de vue humain : le même qui présidera aux étranges figures macabres du xvie siècle, comme celles qui représentent la Jeune Fille et la Mort :

 

 

Hans Baldung Grien, Les Trois Âges de la femme et la mort, Vienne, Kunsthistorisches Museum, 1510.

 

Hans Baldung Grien, La jeune Fille et la mort, Bâle, Kunstmuseum, 1517.

 

 

Nicolas Deutsch, La jeune Fille et la mort, Bâle, Kunstmuseum, 1517.

 

Croisant les thèmes du Dict des trois vifs et des trois morts et du Triomphe de la mort, ces figures les réinterprètent en n’en retenant que les éléments narratifs : elles sont dépourvues de tout sens moral. Ces scènes racontent l’histoire de la mort terrestre, scandaleuse, définitive, indépassable, mais fascinante par bien des aspects : elles figurent l’histoire trouble des rapports qui unissent les vivants à la mort, une fascination marquée par un certain érotisme et doublée d’une répulsion qui se traduit par les traits hideux de la mort, cadavre décomposé entraînant le vivant dans son sillage.

 

            Les Vanités succèdent tout autant à ces figures ambiguës qu’aux crânes figurés au verso des portraits ou des polyptyques. Les exemples ci-dessous montrent d’ailleurs bien que si ces doubles portraits peuvent être très schématiques, comme dans la paire peinte par Barthel Bruyn, d’autres, comme celui de Strasbourg, sont beaucoup plus expressifs et placés en-dehors de toute perspective de Salut :

 

 

Barthel Bruyn l’Ancien, Portrait d’homme, Vanité en revers, Lille, Musée des Beaux-Arts, 1540.

 

 

 

 

Anonyme, Double portrait macabre de Hieronymus Tschekkenbürlin, Bâle, Kunstmuseum, 1487.

 

 

Anonyme, Les Amants trépassés, Strasbourg, Musée de l’œuvre Notre-Dame, c. 1470.

Il s’agit du revers d’un double portrait dont le recto est aujourd’hui à Cleveland.

           

           

C’est donc en gardant à l’esprit cette évolution de l’iconographie macabre qu’il faut, je crois, envisager les Vanités : la section suivante en présentera quelques-unes, qui permettront de compléter les analyses présentées dans le corps de la thèse.

 

 

 

Jardin de Vanités

 

Représentations de sainte Madeleine

 

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[1] Michel Vovelle commente ainsi la pratique des doubles tombeaux : « sous l’image officielle du gisant, dans les tombeaux dédoublés, se trouve celle du transi, de la charogne, rappel de la cruauté de la mort physique. Au sommet de l’enfeu, dominant le personnage agenouillé, l’image de la Vierge avocate. Ces gens ne sont point tout d’une pièce, qui investissent dans la recherche angoissée d’assurances sur l’au-delà autant de démesure que dans l’affirmation de leur attachement aux valeurs terrestres », La Mort et l’Occident, op. cit., p. 167.

[2] Voir Hans Holbein der Junge. Die Druckgraphik im Kupferstichkabinett Basel, éd. Christian Müller, Bâle, Schwabe & Co Verlag, 1997, p. 144-149.